Auteure : Evelyne Roche
Résumé : l’indétermination de l’objet « jeunesse » dans les politiques et instances décisionnelles repose sur plusieurs facteurs : une histoire dans laquelle la jeunesse est tour à tour contrôlée et ignorée, des enjeux économiques qui accentuent la fracture sociale, une société dite en mutation mais qui n’est pas accompagnée de véritable mutation dans les choix politiques. La sociologie de la jeunesse, depuis sa naissance, continue de diviser les chercheurs, atermoiements qui ne favorisent pas ces choix politiques.
Abstract: the indeterminacy of the subject « youth » in policy and decision-making bodies is based on several factors: a story in which youth is in turn controlled and ignored, economic issues that contribute to the social divide, a company called mutation but that is not accompanied by genuine mutation in political choices. The sociology of youth, from his birth continues to divide the researchers, procrastination that does not support these policy choices.
Mots clés: Jeunesse – sociologie de la jeunesse – intégration politique- mutation de la société – rôles et statut – invisibilité sociale.
Keywords: Youth – youth sociology – integration policy – social mutation – roles and status – social invisibility.
Des définitions longtemps floues
Une étude rapide des définitions données par les dic-tionnaires (Littré, Larousse…) est révélatrice de l’imprécision des approches jusqu’à une époque récente. Les termes par lesquels on désigne « la jeunesse » dans les diction-naires anciens ou récents mettent tous en avant l’âge de la vie et la biologie, mais de façon très vague et floue. Aujourd’hui, des définitions plus précises ont été données par des institutions Internationales (L’Assemblée Générale des Nations-Unies définit la « jeunesse » comme les personnes âgées entre 15 et 24 ans inclus). D’emblée la définition est complexe entre une période de la vie liée à une maturation physique, intel-lectuelle, ou une classification d’âge allant de 15 à 24 ans. Ces définitions donnent à voir la complexité des représentations liées à l’enfance, à l’adolescence et à la jeunesse. En France, elles ont été fortement influencées par les mutations socio-économiques, politiques et familiales du XVIIIe au XXe siècle et plus récemment des années 1960-1970. Notamment à partir des deux chocs pétroliers, la crise économique mondiale de 1974, où la rupture de la croissance économique induit de nouvelles organisations de travail avec la fin du fordisme, le déclin industriel et technologique. Depuis, la politique de rigueur, la pensée et la politique libérale sont à l’oeuvre et creusent inlassablement la fracture sociale avec un taux de chômage qui reste élevé et sélectif. Dès lors, les conceptions qui entourent ces périodes de la vie varient considérablement dans le temps.
De l’invention de la jeunesse en France à la naissance d’une sociologie de la jeunesse
» La jeunesse n’est pas de tous les temps, elle est une invention sociale. » Cette affirmation d’Olivier Galland prend appui sur une recherche à la fois historique et sociologique, qui montre que la jeunesse n’a pas toujours existé d’un point de vue sociologique. La notion de jeunesse en tant que catégorie sociale apparaît en France dans les années 50, alors que le début de la sociologie de la jeunesse est amorcé à la suite des recherches initiées par l’Ecole de Chicago2 en 1942 aux Etats-Unis avec le sociologue Talcott Parsons développant alors une vision fonctionnaliste.
En France, les années 60 marquent le passage d’une société industrielle avec des classes sociales, à une culture dite de masse où les rapports entre les hommes sont régis par des processus économiques.
LA QUESTION DE LA SOCIOLOGIE DE LA JEUNESSE COMMENCE A DIVISER LES CHERCHEURS
Alors que Claude de Maupeou questionne, dès 1966 la détermination de cet objet jeunesse en tant qu’objet de re-cherche sociologique3, plusieurs sociologues et notamment Pierre Bourdieu considè-rent la jeunesse comme une catégorie qui se définit par des mécanismes de classement, déclassement, reclassement. Selon celui-ci « la jeunesse n’est qu’un mot »4, la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des don-nées mais sont construites socialement. En 1973, François Dubet publie une étude « conduites marginales et classes sociales » sur les « blousons noirs », jeunes encore pris dans le système de la société industrielle qu’il dis-tingue des jeunes sortis de ce système et qui entrent dans la « galère ». Cette recherche se démarque des précédentes car elle s’appuie sur les méca-nismes de socialisation de la jeunesse.
Olivier Galland, dans les années 90, propose une définition de la jeunesse comme étant un passage entre un âge et un autre, c’est une période de la vie.
« La jeunesse est une idée moderne »
et, selon les acteurs elle sera une catégorie d’âge, un âge de la vie, ou un processus de socialisation. Mais la jeunesse ne constitue pas un groupe, un ensemble homo-gène. Etablir une définition de la jeunesse suppose une dialectique permanente entre l’évolution du contexte socio-économique et l’appropriation de ce sujet par les décideurs politiques, administratifs, la société. En effet, entre le départ de la famille, l’emploi, la vie de couple, il y a des parcours non linéaires, des différences liées au niveau d’étude, à la condition sociale. Les jeunes se construisent une identité sociale à travers différentes expériences sociales. Il y a eu 1968 et ses effets: une société libérée de ses archaïsmes, la modernisation des moeurs, l’accès à des études longues pour les classes moyennes… L’Etat providence qui portait les espoirs de la réduction de la pauvreté, le renforcement de la place et du pouvoir des syndi-cats, les mobilisations avec l’augmentation des mouve-ments sociaux critiquant l’industrialisation… Et l’effon-drement progressif de tout cela à partir du milieu des années 70, l’échec du syndicalisme, du politique, des mouvements qui étaient porteur de sens. Jusqu’à cette période, l’entrée dans la vie adulte se faisait selon des étapes bien définies et dans cet ordre: la fin des études, le départ du domicile familial, l’insertion dans le marché du travail, la formation d’un couple et la venue d’un premier enfant. La jeunesse prenait fin à l’une ou à l’autre de ces étapes.
La jeunesse est alors envisagée par une nouvelle génération de sociologues comme l’âge de la vie où s’opère le double passage de l’école à la vie professionnelle et de la famille d’origine à la famille de procréation, et donc comme une phase de transition et de franchissement de seuils menant à l’âge adulte. En 2010, Gérard Maugerquestionne à son tour les tentatives de « construction d’objet » de la jeunesse, distinguant deux orientations: une sociologie des « âges de la vie » et une sociologie des « générations ».
UNE SOCIETE EN MUTATION QUI DEGRADE LES CONDITIONS D’ACCES A L’AGE ADULTE
De plus, les choses ont radicalement changé. En effet, pour de nombreux «jeunes», ne pas former un couple, vivre chez ses parents, partager son temps entre études et travail ne signifient plus qu’ils sont des adolescents tardifs. Avec l’allongement de la durée des études, et l’acquisition d’un emploi «stable» lié aux modifications du marché du travail avec un chômage massif et la multiplication des formes d’emploi précaire, l’accès au travail se fait le plus souvent par l’accès à des emplois non pérennes générant des revenus faibles. On observe une discrimination à l’embauche (générationnelle, ethnique, spa-tiale, etc.) et un décalage entre la qualification, les diplômes et leur prise en compte au niveau salarial. L’entrée dans une vie active stable se fait plus tard. L’évolution de la famille et du modèle de socialisation qui laisse une grande place à l’individualisme allonge égale-ment ce processus. La préadolescence intervient au-jourd’hui de façon beaucoup plus précoce et se trouve aidée par les nouveaux moyens de communication (Internet; télé-phones portables, plus d’une centaine de chaînes de télévi-sion…) qui amplifient ce mouvement et le complexifient.
Les parcours sont nombreux et hétéroclites et on peut dire qu’il n’y a plus une jeunesse, mais des jeunes. Avec cette dégradation des condi-tions d’accès à l’âge adulte, on assiste également à une ethnicisation des rapports so-ciaux dont les jeunes issus de l’immigration sont les pre-mières victimes. La puissance de l’école et la course aux diplômes comme système méritocratique et vecteur d’intégration génèrent des effets pervers car elles créent de la dé-motivation et creusent de plus en plus d’inégalités. De plus, dans la société contemporaine, la valeur « travail » continue d’occuper une place importante car elle assure une indépen-dance économique et reste un facteur essentiel de socialisa-tion. Cependant, dans un environnement concurrentiel exacerbé du fait de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, les entreprises doivent faire preuve de performance, de rentabilité, de flexibilité. Cette mutation du travail crée de nouvelles exigences, requiert de nouvelles compétences des salariés: toujours plus de réacti-vité, de capacité d’adaptation, de productivité. Dès lors, ces nouvelles conditions et organisations du travail ne con-tribuent-elles pas à éloigner les jeunes les moins qualifiés ?
Une méconnaissance très politique
C’est le gouvernement de Vichy qui le premier organise la jeunesse sur le plan politique : souhaitant la contrôler, il en fait un enjeu politique. Il crée en 1940 le corps des inspecteurs généraux de la jeunesse, contrôlant ainsi les différents mouvements jeunesse et également l’administration chargée de les encadrer. Les jeunes restent alors la cible privilégiée des mesures visant à établir/maintenir le contrôle social. Depuis lors, on observe une certaine continuité des choix politiques basés davan-tage sur une représentation sociale de la jeunesse qui soit est niée, soit est « à contrôler ».
DES PARADOXES ENTRE LA LEGISLATION ET LES POLITIQUES JEUNESSES
La jeunesse est plus que jamais un enjeu prépondérant dans la société. Pourtant on observe combien la place de celle-ci s’avère négligeable dans l’action publique : la jeunesse reste un secteur marginal, en décalage avec une législation qui paradoxalement reconnait pourtant de plus en plus tôt, une maturité de choix aux jeunes.
La loi du 5 juillet 1974, à l’initiative du Président Valéry Giscard d’Estaing, abaissait la majorité de 21 ans à 18 ans es-sentiellement pour des enjeux économiques en pleine crise financière mondiale (les allocations familiales étant versées pour les enfants mineurs dans leur famille). Les lois Perben I et II entre 2002 et 2004 remettent en question l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante en établissant une reconnaissance pénale des jeunes par catégories d’âge (10/13 ans; 13/16ans et 16/18 ans). On assiste alors à la primauté du répressif sur l’éducatif dans les réponses des politiques pu-bliques. En novembre 2005, à la suite des violences urbaines, le gouvernement français dirigé par D. de Villepin abaisse l’âge d’entrée en apprentissage de 16 à 14 ans pour « occuper les jeunes désoeuvrés ». Cette me-sure a pour effet d’une part de dévaloriser la filière de l’apprentissage devenue désor-mais le réceptacle des jeunes « désoeuvrés » de banlieue, d’autre part de conforter l’école pour une élite en mettant à l’écart les jeunes les plus en difficulté dans des travaux répétitifs et dévalués.
Alors que au tout début des années 2000 l’on observe de multiples attentes pour le maintien de la cohésion voire de la paix sociale, la jeunesse est très peu présente, peu légitime dans les politiques publiques.
Alors que dans le nord de l’Europe, l’Etat aide individuel-lement les jeunes, la France a une politique atypique à leur égard, laquelle prend appui sur un corporatisme fort et structuré autour d’une hiérarchie des statuts qui touche l’ensemble de la société. Ainsi en France, hormis une éventuelle aide au logement (pour les étudiants les plus défavorisés), les jeunes sont dépendants de leurs familles jusqu’à 25 ans. L’Etat n’intervient que pour les «jeunes adultes dépendants» à partir de 25 ans avec le Revenu de Solidarité Active (RSA). Ce dernier, étendu depuis le premier septembre 2010 aux jeunes de moins de 25 ans, impose des conditions d’éligibilité tellement dras-tiques qu’au bout de 4 mois il n’a concerné que 5000 jeunes sur les 160 000 visés.
Aujourd’hui, on constate qu’il existe une multitude de dispositifs organisés par les pouvoirs publics s’adressant aux jeunes. Issus d’une stratification ancienne, ils ne sont pas systématiquement pensés en lien les uns avec les autres et, de ce fait, se trouvent cloisonnés. Ces dispositifs séparent ainsi les jeunes en catégories plus ou moins valorisantes (sport par exemple) ou stigmatisantes (délinquance). Les jeunes sont ainsi catégorisés en fonction du service ou du traitement dont ils bénéficient : jeunes suivis en prévention spécialisée, jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, jeunes pensés ou territorialisés en politique de la ville, jeunes surveillés par la police, jeunes encadrés dans le système scolaire et périscolaire, jeunes aidés dans leurs projets, informés dans des Points Information Jeunesse, consultés dans des Conseils de Jeunes, jeunes participant à une activité d’un service des sports ou de la culture, jeunes accompagnés vers l’emploi par les missions locales, etc.
Ainsi, en France, la jeunesse n’a jamais fait l’objet d’une politique globale et concertée par les élus, ni d’une approche transversale par les services administratifs. A fortiori, dans ce contexte aucune définition de la jeunesse n’a été formulée. Elle relève plutôt d’un ensemble de mesures ou de l’élaboration de produits et selon la représentation de son besoin, de sa situation, le jeune relèvera de tel ou tel service de l’administration.
Il y a aussi les jeunes invisibles : les filles, qui pâtissent encore d’une prise en compte tardive et d’un traitement longtemps différentiel, les apprentis, les stagiaires précaires dont on ne parle pas car ils ne font pas parler d’eux, les jeunes actifs…
Pourtant, depuis une quinzaine d’années, la vision de « la jeunesse comme ressource », de jeunes acteurs, a pris pleinement sa place à côté de la vision du jeune comme potentiellement délinquant. Ce récent concept se heurte à une politique publique figée aux parcours linéaires, centrée sur l’emploi, au système scolaire sélectif, pour une jeunesse aux parcours multiples et complexes.
Les jeunes ressources, acteurs de leur vie, les « futurs citoyens » sont aujourd’hui, reconnaissons-le, ceux en capacité de se projeter, de monter des projets… les moins en difficulté. Ce concept ne s’est pas étendu à l’ensemble des jeunes dans les politiques publiques.
On peut s’interroger face à ces indéfinitions de la jeunesse, à ses multiples catégorisations dont découlent en miroir, les politiques publiques, sur l’aptitude des chercheurs à influer sur les enjeux et choix politiques.
LE PORTRAIT INCONNU DE LA JEUNESSE
Cette indétermination politique en appui sur des atermoiements sociologiques n’autorise pas de définition claire de la jeunesse. Les représentations sociales de la jeunesse calquées sur un discours médiatique prennent le pas et induisent un champ d’action publique mal déterminé et mis en oeuvre par de nombreux lieux de décisions. C’est donc sur cette base qu’il est demandé aux jeunes de s’adapter aux dispositifs pensés pour eux et non par eux, à partir de la représentation qu’en ont les décideurs politiques, administratifs et financiers concernés par la jeunesse, plus préoccupés par la mise en place d’actions visibles que par la connaissance des publics jeunes.
Pourtant, plus qu’ignorée, la population jeune est frappée de plein fouet par le cloisonne-ment des classes sociales et une absence de véritable politique à leur égard. L’enfermement de certains dans des « stigmates »et d’autres dans l’indifférence ou l’invisibilité n’est pas le fait d’une « crise de génération » mais bien une mutation de société qui doit s’accompagner d’une mutation dans les choix politiques.
Références bibliographiques
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[L’école de Chicago vers 1920 est le courant de recherche américain représenté par William I. THOMAS et Robert E. PARK, qui étudie la jeunesse dans un rapport de génération, à partir de la désorganisation sociale pour comprendre la déviance juvénile].
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