Des échanges internationaux aux changements sociaux en Europe¹
Anna Rurka (1978), pédagogue sociale de formation de base, formée à l’Université de Varsovie. Les études doctorales en France à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense l’ont conduit au poste de Maître de conférence dans la même Université. La rencontre avec le Comité Européen d’action spécialisée pour l’enfant et la famille dans leur milieu de vie (EUROCEF), OING auprès du Conseil de l’Europe qu’elle préside actuellement, était pour elle une grande découverte. Depuis, elle associe les activités scientifiques menées au sein de l’Université et les projets d’action conduits par Eurocef pour les mettre au profit des professionnels, étudiants en formation et décideurs politiques dans le champ du travail social.
Mascha Join-Lambert (1947) a un parcours franco-allemand. Diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, elle a consacré son action à l’ouverture des jeunes défavorisés européens à la participation citoyenne. Elle a œuvré pour cela dans le cadre du Volontariat du Mouvement International ATD Quart-Monde.
Cet article présente les conclusions du projet européen intitulé: « Perspectives innovantes de l’intervention socio-éducative en Allemagne, Belgique, France et Pologne : usagers, bénévoles, travailleurs sociaux et étudiants en recherche et en dialogue » appelé plus simplement INNOV 2010². Conduit durant deux années (2009-2011), il a réuni une centaine de participants d’horizon différent: chercheurs, formateur, travailleurs sociaux, étudiants en travail social, politiques locaux et européens, usagers des services sociaux, militants. Le propos abordé se réfère aux conclusions que les participants ont faites lors des séminaires transnationaux et aux comptes rendus écrits qu’ils ont effectués après les visites dans chaque pays.
Introduction
Un projet constitue une projection dans l’avenir, une certaine anticipation de l’action en référence à des valeurs et des finalités auxquelles les participants se rapportent. Initié par quatre associations (Eurocef, Globul’In, ATD Quart Monde Pologne, Haus Neudorf), le projet Innov2010 a été en partie financé par l’un des programmes sectoriels « Partenariat éducatif Grundtvig »³ dans le cadre du programme Education tout au long de la vie de l’Union Européenne.
D’un point de vue philosophique, le projet est tout ce que par quoi l’homme tend à modifier le monde ou lui-même. Dans ce sens, ce projet nous a servis à produire le sens sur nos actions. Par la mise en situation « non ordinaire », il nous a invités à nous dépasser dans nos pensées et dans nos pratiques, peu importe la place que nous occupons au sein de la société. La poïétique de cette innovation voulait qu’elle se construise pendant sa réalisation. Ceci a mobilisé plusieurs types d’apprentissage et de savoir : apprendre à être, à faire, à vivre en semble et apprendre à savoir.
1. Présentation de projet
L’innovation de ce projet découle de la pluralité des acteurs mobilisés, désireux d’intensifier la réflexion sur le rôle du travail social en faveur de l’enfant et de la famille vivant en situation de pauvreté en Europe.
Pour Eurocef (Comité européen d’action spécialisée pour l’enfant et la famille dans leur milieu de vie) coordinateur du projet et Globul’In partenaire belge du projet, l’intention était de réaliser un échange des pratiques et initier le débat autour de l’identité du travailleur social et des innovations socio-éducatives en Europe. Pour ATD Quart Monde Pologne, sous l’impulsion de Pierre Klein, l’intérêt était double. Ayant mené en 2004 une étude européenne sur la protection de l’enfance et de la famille (ATD, 2005), ce projet fournissait l’occasion d’approfondir ces questions avec de nouveaux partenaires en Pologne. Pour le « Forum pour une Europe Commune », Haus Neudorf au Brandebourg (Allemagne), l’observation du fossé profond entre l’attente des usagers des services sociaux d’une part, et les contraintes et priorités des travailleurs sociaux, d’autre part, avait fait naître le désir de proposer à des étudiants en travail social une ouverture européenne sur la mission citoyenne de leur profession.
Ce partenariat n’allait pas de soi. Les travailleurs sociaux et les usagers se trouvent dans un rapport de pouvoir inhérent au travail social professionnel basé sur une mission étatique d’aide et de contrôle social. Pour construire les bases épistémiques de ce projet, Mascha Join-Lambert à l’époque directrice de Haus Neudorf, a lancé en septembre 2008 « quatre thèses » qui ont fondé l’accord entre les incitateurs :
- Thèse 1 : Les professionnels de l’intervention socio-éducative sont des témoins privilégiés des évolutions sociales.
- Thèse 2 : Les professionnels et les usagers de leurs services peuvent devenir des partenaires.
- Thèse 3 : Les professionnels peuvent participer à formuler les objectifs de politique sociale.
- Thèse 4 : Face à de telles chances et défis, les professionnels se trouvent trop souvent seuls.
La formulation de ces principes a permis d’organiser ce long voyage, pour une centaine de professionnels (en études et/ou en exercice), des usagers et des bénévoles qui ont exploré les sources et les perspectives du travail social en Europe avec quatre stations :
- à Varsovie (en novembre 2009),
- à Paris (en mars 2010),
- au Brandebourg/ Berlin (en octobre 2010)
- à Bruxelles (en février 2011),
Première station : Varsovie (novembre 2009)
Séminaire intitulé: Enfants en danger, familles en danger
Varsovie accueille en novembre 2009 environ 120 personnes (travailleurs sociaux, des militants ATD, des usagers des secteurs du social, des chercheurs, des politiques, des professionnels, des étudiants) de quatre pays européens, proposant une multitude de thèmes de réflexion sur la question de la famille et de l’enfant précarisés.
L’accueil de ce très grand groupe dans un seul lieu d’hébergement et de formation, en dehors de la ville, de même que des activités multiples de rencontre non-verbale facilitent une première prise de contact. Ces visites qui pour beaucoup de participants constituent une découverte de la Pologne, laissent des traces profondes dans la mémoire. En voici un extrait de témoignage réalisé par les participants, après une rencontre avec des enfants du quartier défavorisé de Varsovie. « Praga est un quartier populaire repéré comme dangereux. La particularité du travail des éducateurs, appelés en Pologne pédagogues sociaux, c’est leur lieu d’action. Ils ne travaillent pas dans la rue mais dans les cours d’immeubles. Escortés par l’éducateur et notre traductrice, nous nous dirigeons vers un porche et nous débouchons sur une cour, trois immeubles formant un U, délimitent l’espace cour. Des immeubles vétustes, borgnes. Quelques fenêtres sont allumées, une lumière très jaune de faible intensité. L’immeuble du fond est entièrement muré, selon l’éducateur, un incendie qui ne serait pas d’ordre accidentel a délogé les habitants. Sept éducateurs travaillent dans ces cours, à la rencontre des enfants. La population est très en marge. Les familles sont nombreuses, de 8 à 10 enfants. Ces cours sont investies par les enfants. C’est souvent le seul lieu extérieur qu’ils fréquentent. Nous apprendrons que les éducateurs de cour ne travaillent pas avec les familles. Ils axent leur action sur les plus jeunes.
La méfiance envers tous les acteurs sociaux est très prégnante. Le quotidien des éducateurs est avant tout de tenter de faire franchir le porche aux enfants, de créer des « sorties » au-delà du quartier. « Le peuple des cours » est en survie, pas d’accès à la santé, aux allocations familiales, la plupart n’ayant ni gaz ni électricité. Ils sont en dehors de toutes actions associatives et ne participent à aucune manifestation, qu’elle soit culturelle ou informative.
La nuit tombe vite à Varsovie, l’éducateur nous invite à quitter le quartier. Nous avons visité plusieurs cours et chaque fois nous avons eu le même sentiment d’un monde oublié, exclu, avant la création de cette association qui travaille auprès des enfants, qui résiste à la difficulté de les côtoyer, d’établir un lien, et qui souvent dans leur projet ne cherche qu’à leur faire traverser le pont de la Vistule pour que leur regard s’attache à d’autres points, d’autres curiosités. C’est à regret que nous avons quitté les pédagogues de rue4.
En Pologne, les participants pensaient rencontrer un pays plutôt défavorisé et ils se sont trouvés avec des professionnels proches des pauvres, inventifs et hautement professionnels pour permettre à des familles en perte de vitesse de ne pas couler dans la vie. L’étonnement et la découverte de soi à travers l’autre sont des points forts de ce projet.
Deuxième station: région Parisienne (27 Mars – 2 Avril 2010)
Comparer l’enseignement, la recherche, les politiques et la pratique de la protection de l’enfant dans sa famille en Pologne, Allemagne, Belgique et en France
La barre avait été mise haut par les Polonais tant en termes de réflexions qu’en termes de convivialité. A nouveau, nous avons pu constater à quel point nous pouvions sortir des logiques habituelles, penser notre travail quotidien différemment. L’équipe de recherche Education familiale et intervention sociale de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense a accueilli la centaine de participants pour faire part de la spécificité de son enseignement et de ses recherches. Les caractéristiques des politiques sociales en France, Allemagne, Pologne et Belgique étaient introduites par des conférences magistrales, mais ce sont les visites sur le terrain en région Parisienne qui pouvaient le mieux susciter des échanges sur les législations et pratiques en France. Une rencontre approfondie avec les approches du Mouvement International ATD Quart-Monde, dans le domaine du « Croisement des Savoirs et des Pratiques » et de la mémoire de la pauvreté et des pauvres en Europe ont permis de formuler des interrogations qui ont marqué la suite de ce projet.
Troisième station Uckermark / Berlin (du 11 au 17 Octobre 2010)
Les enjeux de l’isolement dans le monde rural et urbain
Deux lieux totalement différents, Schwedt d’une part, Berlin de l’autre permettant d’appréhender la réalité profondément contrastée de l’Allemagne d’aujourd’hui. Au fil des visites dans l’Uckermark, nous nous rendons compte de la précarité de beaucoup de financements, de l’attention portée aux mères avec jeunes enfants et aux familles monoparentales, du souci d’associer les parents dans la prise en charge des enfants, des innovations portant sur un contrat de coopération entre un jardin d’enfants (de statut public) avec un foyer de personnes âgées (de statut privé), etc. L’intervention du Docteur Traber5 et la conclusion du Professeur Buck6 ne pouvaient que retenir l’attention de l’auditoire : » On ne peut mener un travail social selon des critères économiques…. Le travailleur social doit être sûr de lui, sûr de son utilité et de son caractère indispensable, il doit pouvoir revendiquer l’utopie. Et s’il y a des seuils à définir, ce ne soit plus ceux de la pauvreté, mais ceux de la richesse… »
Comme à chacune des rencontres précédentes, la participation des bénéficiaires des services sociaux a été recherchée, encouragée, facilitée. Et c’est ainsi que nous avons pu partager nos travaux avec une association de femmes de l’Uckermark ainsi qu’avec une bénéficiaire de l’association belge Globul’In qui au cours de projet est devenue bénévole au sein de cette association.
Le séjour en Allemagne a marqué un nouveau tournant dans la dynamique du groupe avec des prises de position personnelle plus fortes. Les liens déjà créés ont permis d’aborder les rapports et les positionnements face aux problématiques d’exclusion et de protection de l’enfance d’une manière plus expérientielle et plus individuelle. La relation d’altérité, créée tout au long du projet s’est concrétisée en Allemagne, sous forme de chaîne des mots par lesquels chaque participant a nommé ce qui est important pour lui dans cette expérience : « recherche d’une autre voie, espoir, détermination, découverte, créativité, courage, initiative, humilité, ouverture, valeurs, croyance à l’impossible, solidarité, reconnaissance, engagement ». L’objectif de ce projet était de faire rencontrer les individus d’horizon différent, non seulement pour interroger la technicité des pratiques sociales, mais aussi pour interroger le sens de ces actions. « Sommes-nous libres dans ce que nous faisons ? Comment protégeons-nous notre liberté d’action ?… Désormais, on se connaît, on se reconnaît, et on apprécie cette complicité du vivre ensemble autour des questions qui façonnent notre vie professionnelle, mais aussi notre citoyenneté ».
Quatrième station: Bruxelles (du 13 au 17 février 2011)
Comment les usagers, les professionnels et les politiques co-construisent l’ Europe Sociale? L’art d’innover…
La démocratie participative a été abordée à plusieurs reprises lors de la rencontre en Belgique. Le pouvoir de la société civile qui induit une discussion autour du « triple mandat » du travail social avec des questions comme celles-ci : qui exerce du pouvoir sur qui ? Qui mandate le travail social ? L’Etat se retire – que fait la société ? Le travail social porte une grande responsabilité – mais il est peu estimé, et se questionne perpétuellement lui-même, en se réinventant tous les jours.
Mais le problème ne se situe-t-il pas beaucoup plus profondément ? La société ne produit-elle pas elle-même de tels malheurs ? Ne faut-il pas changer l’attitude envers la vie et son sens au sein de la société plutôt que de presser certains dans un système que l’homme a inventé pour se tyranniser lui-même ? N’avons-nous pas tous enfermé notre identité dans une prison faite par nous-mêmes ? Chaque question en appelle une autre…7
L’impression positive faite par des représentants de l’Administration et de la vie politique de la Communauté Wallonie-Bruxelles est reflétée ainsi :« En Belgique, nous avons constaté que les professionnels accordaient une place prépondérante à la question des droits de l’enfant, ce qui ne nous semble moins connu en France. Ce fut aussi l’occasion de découvrir d’autres outils et méthodes de travail notamment l’absence d’obligation de signalement par les professionnels ce qui leur laisse davantage de marges de manœuvre et de penser autrement les limites de leur intervention »8.
A part la question de gouvernance dite participative, les participants se sont concentrés sur la dimension artistique dans le champ du travail social. L’art en travail social pourrait être considéré à la fois comme un tiers médiateurs rendant possible la participation mais aussi une rupture nécessaire à tout changement. Ce thème qui a jalonné tous les moments de ces rencontres, illustre bien le fil conducteur qui a invité les participants à se dépasser dans la pensée et dans la pratique. C’est en faisant émerger les capacités créatives des uns et des autres qu’on peut éviter l’indifférence sociale et l’épuisement dans le travail et dans la vie. Ce sont les cadres dirigeant qui devrait se soucier du potentiel créatif laissé aux usagers et aux professionnels dans un processus décisionnel proposé par les institutions.
2. L’évolution du projet qui suit l’évolution des esprits
Ce projet a fait émerger plusieurs constats et plusieurs interrogations. Bien que les discours produits par les participants se situent à des niveaux différents (ce qui tient à leur formation et à leurs origines socio-culturelles différentes), les conclusions faites sont très homogènes. Cela est l’un des indicateurs de la cohérence du projet dans son ensemble.
- Le projet qui questionne nos pouvoirs :
A Varsovie, le melting-pot d’intervenants amène de nombreuses interrogations sur les statuts de chacun dans l’intervention d’aide sociale. Les niveaux de discours sont différents, chacun élaborant de sa place, avec son rôle et son pouvoir dans l’organisation. Pour autant, la question de la légitimité à parler, à expliquer son intervention auprès de l’usager et à énoncer comment ce dernier est défendu, accompagné, encadré, ne se pose pas. Chacun a le droit de se situer dans son rapport au savoir, dans sa connaissance, selon sa propre fonction et sa mission s’il s’agit des professionnels, et selon ses droits s’il s’agit des usagers.
Ce projet, qui réunit au sein de l’Europe des intervenants et des usagers de toutes formations confondues, questionne la nature du savoir et sa prédominance : le savoir qui vient de la formation a-t-il plus de légitimité que le savoir expérientiel ? Construisons-nous nos représentations du monde social sur la différence ou sur l’identité ?
Arrivés à Bruxelles, avec la présence active et évidente de « d’usagers-acteurs », voire de « d’usagers-militants », les questions du dialogue, des pouvoirs réciproques et des droits des usagers, des missions du travailleur social et de ses appuis vitaux, du partenariat nécessaire avec des élus et donc de l’action citoyenne, émergent au premier rang.
- De l’évocation de la « société civile » aux exemples de coopération réussie :
A Bruxelles, nous avons pu prendre connaissance d’un projet de collaboration, associant des familles très démunies et soutenues, à d’autres acteurs publics et privés, actifs dans les divers domaines qui déterminent la réussite sociale d’une famille. Ce groupe de travail nommé AGORA est aujourd’hui associé à la Conférence Interministérielle de la Communauté Wallonie-Bruxelles pour l’Intégration Sociale. Cette dernière a pour mission d’établir ensemble une ligne de conduite pour construire des bonnes pratiques en travail social. Ainsi se trouvent autour de la table la Direction Générale d’Aide à l’Enfance, ATD-Quart Monde, l’Association Lutte pour la Solidarité et le Travail, le Cabinet du ministre, l’Observatoire Fédéral de lutte contre la pauvreté et l’égalité des chances. Ceci nous fait dire en conclusion : les projets participatifs, tels qu’on peut les rêver ont besoin du temps, mais la temporalité des travailleurs sociaux et des politiques est-elle la même? Ce groupe de dialogue participatif vit, avec le soutien de la Direction de l’Aide à la Jeunesse, depuis maintenant près de 11 ans. Au cœur de cette participation, il y a l’encouragement aux parents très démunis à élaborer une pensée individuelle et ensuite collective à partir de leur expérience personnelle.
C’est un modèle pour d’autres domaines de la gouvernance : mais il ne faut pas sous-estimer les résistances au partage du pouvoir. Il faut également être très conscient du temps nécessaire et des moyens spécifiques à mettre en œuvre pour que des familles privées de citoyenneté puissent s’organiser en groupe qui leur sert de support identitaire.
- Des « échanges internationaux » aux engagements sociaux en Europe
Après les journées à Paris, un participant écrit au nom de beaucoup : « au-delà de la comparaison entre nos pays d’origine, nous avons aussi constaté un véritable « lâcher-prise » dans nos manières de penser ; nous étions en capacité au fur et à mesure d’accepter de nouveaux concepts sans chercher forcément d’équivalent ou de correspondance. » Ainsi inévitablement, à force de rencontre, chacun a laissé tomber ses barrières pour se livrer à l’autre, à l’étranger qui fonctionne sur les mêmes directives européennes et qui, de ce fait, n’est pas si éloigné. Un espace s’est alors ouvert pour permettre d’opposer nos concepts et nos pratiques afin de chercher un trait d’union qui nous relie : l’interpellation sur le profil de l’Europe sociale est activée.
3. Quelques interpellations pour l’Europe sociale
Si ce projet a interrogé la conception de l’Europe sociale, c’est parce que les acteurs ont constaté une logique contradictoire introduite par l’économie de marché dans un champ qui à priori ne devrait pas être soumis aux mêmes règles que les services lucratifs.
Pourtant, l’innovation naît là où la nécessité fait loi. Si l’Etat ne doit pas être pensé en seul pourvoyeur d’innovation sociale, cela diminue la créativité des acteurs qui ne peuvent pas formaliser les pratiques déjà instituées à caractère innovant. Les obstacles et pièges de l’innovation publiquement soutenue s’avèrent nombreux. Le constat général porte sur la procédure d’appels à projets (appels d’offres) présente dans quatre pays visités. Ces modalités organisationnelles et financières fragilisent les dispositifs et font perdre de l’énergie aux petites associations qui n’ont pas l’énergie pour répondre annuellement à ces appels tout en continuant leurs actions. Cela pose un vrai problème de pérennisation des pratiques innovantes ou bien ce sont des pratiques provisoires qui se pérennisent et n’entrent pas dans les cycles officiels d’évaluation. Les réalités administratives et financières entravent les visées innovantes : les administrations restent cloisonnées, les services engorgés, les finances insuffisantes : « et l’on mettra un jeune dans un endroit où il y a de la place bon marché et non pas là où il serait au mieux ».
Nous avons insisté sur la démocratie participative permettant à chacun de s’impliquer davantage dans la recherche de l’expression des valeurs et lignes de conduite sociales de l’Europe. Voici ci-après quelques constats formulés relatifs aux politiques sociales :
- La pauvreté héréditaire
Tout au long du projet, la pauvreté, qu’elle soit économique, psychique ou sociale a été interrogée, aussi dans sa forme intergénérationnelle. Une des personnes accompagnées par l’entreprise d’insertion « Travailler et Apprendre Ensemble »9, a proposé une définition qui sera une phrase clé pour certains : « La pauvreté c’est être en exil dans son propre pays ». Le récit concernant les personnes à la rue à Bruxelles fait dire à un jeune Allemand : « Une chose nous semble certaine : on meurt d’ennui et de solitude longtemps avant de mourir de faim ».
Les rencontres multiples et riches avec le Mouvement ATD qui témoigne de la mémoire collective des pauvres amènent des questionnements aussi riches : la pauvreté est un processus ou un statut figé? Peut-elle constituer un tremplin institutionnalisé pour la participation sociale?
Les constats d’Ombudsman des Droits des Enfants de la Communauté francophone en Belgique 10 sont valables pour tous les pays participants au projet. On peut en souligner quatre points cruciaux :
- L’individualisation de l’aide force les usagers à mettre en place des stratégies de dissimulation face aux travailleurs sociaux.
- Les usagers souhaitent être associés à tous sujets de sociétés et ne souhaitent pas être réduits à son statut de pauvre.
- Rien n’a changé dans les mécanismes de paupérisation depuis le 1er rapport Belge sur la pauvreté (1989), sauf qu’ils s’appliquent à de nouvelles couches de population notamment des travailleurs pauvres.
Face à ces réalités, nous avons décelé des lignes de force dans les réponses propres à chaque pays:
- le soutien renforcé aux familles et à l’accueil familial en Pologne,
- les approches communautaires en Belgique,
- l’intégration des chômeurs de longue durée ou l’orientation professionnelle pour des jeunes ayant quitté l’école en Allemagne,
- les approches d’ « économie sociale » telle l’entreprise d’insertion « Travailler et Apprendre Ensemble » en France.
Même si le travail social face à ces réalités a un pouvoir énorme, le travailleur social face à la pauvreté se trouve dans une grande insécurité11. C’est entre autres la peur qui rend l’aide proposée davantage contrôlante qu’émancipatrice.
- Des valeurs oubliées
Une étude belge auprès de travailleurs sociaux12 en poste de responsabilité confirme les discussions entre participants tout au long de notre projet : les priorités qui apparaissent les plus importantes sont l’aide dans le milieu de vie, la prévention, le droit à l’aide spécialisée et le respect des droits fondamentaux des jeunes.
Un sentiment commun de subordination aux décisions européennes est apparu et nous a permis de poser nos interrogations sur des angles nouveaux. En ce sens, au regard des dispositifs allemands pour les personnes sans emploi, nous avons pu faire le constat que l’Europe pense le travail comme valeur centrale alors qu’il n’y a pas de travail pour tous. Les porteurs projets innovants en Allemagne après avoir obtenu un financement, bénéficient d’une assez grande marge de manœuvre, alors qu’en France, les projets sont enserrés dans de nombreuses réglementations dont le but officiel est de garantir sécurité et qualité. Nous nous sommes demandé si cette souplesse allemande est possible. La réalisation des projets en Allemagne implique de nombreux travailleurs bénévoles, alors qu’en France un mouvement de plusieurs décennies a professionnalisé le travail socioéducatif.
- « Injonctions paradoxales innovantes »
Au cours de ce projet, des parallèles ont aussi été faites entre le fonctionnement institutionnel dans quatre pays. L’un des critères de ces rapprochements était une forte nécessité de répondre sans cesse à des appels à projets sans pouvoir pérenniser les actions au-delà de ce cadre. Les appels à projets (appels d’offres) sont dorénavant présents dans les 4 pays visités. Bien qu’ils puissent offrir une plus grande flexibilité pour introduire des éléments nouveaux dans les pratiques, ces modalités organisationnelles et financières fragilisent les dispositifs et font perdre de l’énergie aux petites associations qui n’ont peut-être pas l’énergie pour répondre constamment à ces appels en continuant leurs actions.
En France et en Allemagne, les financeurs ont l’initiative pour définir le champ de l’innovation à travers des appels d’offres, ce qui peut amener les praticiens à devoir dépenser une partie de leur énergie à tenter d’accéder aux rédacteurs des appels d’offres, pour les orienter.
Cela pose un vrai problème de pérennisation des pratiques innovantes (1 an en Pologne, 3 ans en Belgique). Ce sont des grandes associations qui prendront le marché (le vocable qui s’impose aujourd’hui et accompagne cette dynamique). Les petites institutions associatives, souvent plus innovantes car flexibles et adaptables, ont moins de chances d’obtenir des financements. Quel est le principe directeur de la logique employée par les commanditaires ? Les participants ont repérées deux messages contradictoires formulés par les commanditaires de différents pays : soyez innovants, expérimentez, mais en même temps élargissez vos institutions, rassemblez vous.
Il s’avère évidement que la taille de l’organisation détermine sa capacité d’innovation.
En Pologne, il semble y avoir un accès moins difficile aux financements, au prix de subsides plus faibles. En Communauté Française de Belgique, nous avons vu une liberté d’innovation, avec un soutien financier, et surtout une proximité, une accessibilité des politiques. Une étape cruciale néanmoins : les appels à projets annuels, avec une volonté des politiques de diminuer la dispersion des fonds, et donc le nombre des projets élus.
Une autre question de fond est celle de la durée de financement qui souvent reste inadéquate à la temporalité des familles accompagnées, le rythme des évaluations des projets et leur forme. Même si ces familles ont bien repéré le rythme d’un programme, les changements qu’il pourrait introduire sont minimalistes, mais au titre de quoi ?
Les associations utilisent donc un jeu technocratique qui consiste à réécrire les projets en changeant un ou deux termes, pour répondre chaque année au vocable d’innovation. Ceci a également l’impact sur les usagers du service social. En Allemagne et en Pologne, un groupe de mères isolées ont dit avoir repéré des rythmes annuels qu’elles lient à ce processus : élan et disponibilité maximale des professionnels en début de projet, souci et détournement de l’énergie au deuxième trimestre, avec nette réduction de l’activité en leur direction.
Quels effets peuvent avoir une telle précarité des équipes sur les usagers, alors qu’on leur propose de s’appuyer sur elles-mêmes ?
- Les droits et recours de l’usager :13
Les voies de recours, l’accès aux dossiers, l’accord des usagers aux mesures / contrats / projets proposés / négociés / imposés et son évaluation ont un impact sur la relation entre l’usager et le travailleur social. L’erreur serait en effet, de confiner la participation, la co-construction à un duo professionnel/usager en oubliant qu’il y a toute une chaîne de décisions qui intervient auparavant, un contexte sociopolitique et des institutions qui sont là, et que c’est bien dans ces cadres qu’il faut réussir à construire sans perdre de vie la dimension collective et citoyenne du travail social.
Conclusion
Ce projet est avant tout participatif. Même si la participation est un principe politique de gouvernance, il s’agit de s’interroger sur la crise de la participation citoyenne au sens général et aux conditions nécessaires permettant d’éviter « une participation de façade » dans le champ du travail social.
Ce projet a montré que l’appropriation du pouvoir nécessite une organisation autre du pouvoir dans des institutions de la société. La gouvernance participative désigne avant tout une décentration de la réflexion, de la prise de décision, et de l’évaluation, avec une multiplication des lieux et acteurs impliqués dans la décision.
[1] Même si cet article a été rédigé par deux personnes, il a été élaboré par un collectif des participants, issus des associations partenaires.
[2] www.innov2010.eu
[3] Une partie de ce projet a été financée par l’Office franco-allemand à la jeunesse, l’Office germano-polonais à la jeunesse, la formation continue en France à travers la participation des professionnels de l’Association Jean Cotxet
[4] Auteurs : Moussa (éducateur à l’Association Jean Cotxet) et Joceline animatrice de l’atelier éducatif, formatrice dans une école du travail social.
[5] Dr. Traber, Association d’aide médicale, Mayence
[6] Prof. Dr. Gerhard Buck, Fachhochschule Potsdam, qui accompagnait tout le projet
[7] Sebastian Thiede, FH Potsdam
[8] Une participante de l’Association Jean Cotxet, Paris
[9] TAE, une initiative du Mouvement ATD Quart-Monde, a fait l’objet d’une étude dans le cadre de notre projet par des étudiants de l’ETSUP, Paris.
[10] Bernard de Vos, Bruxelles, 16 février 2011
[11] Dr. Anna Rurka, Bruxelles, 14 février 2011
[12] Maïte Bustet, Questionnaire en Belgique francophone sur application du Décret 1991 Aide jeunesse, Bruxelles, 14 février 2011
[13] Dr. Anna Rurka, Eurocef, UPO, B. Van Keirsblick DEI International, Maitié Bustet FISSAAJ, Bruxelles, 14 février 2011
Bibliographie
ATD Quart-Monde (2005). Précieux enfants, précieux parents. Rapport rédigé sous la direction de Pierre Klein pour l’Union Européenne.
Renoux Marie-Cécile (2008). Réussir la protection de l’enfant – Nouvelles perspectives d’accompagnement des familles en précarité. Paris: Essai (broché)
RURKA A. (2008). L’efficacité de l’action éducative d’aide à domicile. Le point de vue des usagers et des professionnels. Paris : L’Harmattan,
Tillard B., Rurka A. (coord.) (2009). Du placement à la suppléance familiale. Actualité des recherches internationales. Paris, L’Harmattan